Espèces aposématiques: Chenille de Sphinx de l'euphorbe (source); Grenouille Dendrobates leucomelas (source); Serpent bleu corail de Malaisie (source); Lemming de norvège (source) |
Depuis longtemps, les colorations extravagantes dans le monde du vivant ont à la fois émerveillé et interrogé les inclinations esthètes de l’humanité. Le grand Charles Darwin lui-même, père de la théorie de l’évolution, s’est retrouvé perplexe face à l’apparence de ces chenilles « parfois si magnifiquement et artistiquement colorées » [1].
Sa théorie de la sélection sexuelle [2] proposant que les femelles pouvaient choisir leur partenaire de reproduction sur la base de leur attractivité ne tenait pas chez ces animaux, stade larvaire des papillons et donc non reproducteurs. Il fit appel à Alfred R. Wallace, co-découvreur de la sélection naturelle avec Darwin, qui émit l’hypothèse que ces colorations pouvaient signaler aux prédateurs le caractère non comestible des chenilles [3]. Cette stratégie anti-prédation visant à alerter de la toxicité ou des armes dangereuses d’un individu est aujourd’hui appelée « aposématisme » [4]. Elle s’exprime au travers de signaux habituellement visuels tels qu’une coloration vive. Néanmoins, ces signaux peuvent également revêtir d’autres formes. Ils peuvent être, par exemple, d’ordre sonore à l’instar des clics ultrasoniques émis par l’Arctiide de l'asclépiade, Euchaetes egle, un papillon de nuit cherchant à dissuader les chauves-souris de les dévorer [5]. Aussi, l’aposématisme ne concerne pas uniquement les espèces animales. Il est régulièrement rencontré dans le règne végétal [6].
Sa théorie de la sélection sexuelle [2] proposant que les femelles pouvaient choisir leur partenaire de reproduction sur la base de leur attractivité ne tenait pas chez ces animaux, stade larvaire des papillons et donc non reproducteurs. Il fit appel à Alfred R. Wallace, co-découvreur de la sélection naturelle avec Darwin, qui émit l’hypothèse que ces colorations pouvaient signaler aux prédateurs le caractère non comestible des chenilles [3]. Cette stratégie anti-prédation visant à alerter de la toxicité ou des armes dangereuses d’un individu est aujourd’hui appelée « aposématisme » [4]. Elle s’exprime au travers de signaux habituellement visuels tels qu’une coloration vive. Néanmoins, ces signaux peuvent également revêtir d’autres formes. Ils peuvent être, par exemple, d’ordre sonore à l’instar des clics ultrasoniques émis par l’Arctiide de l'asclépiade, Euchaetes egle, un papillon de nuit cherchant à dissuader les chauves-souris de les dévorer [5]. Aussi, l’aposématisme ne concerne pas uniquement les espèces animales. Il est régulièrement rencontré dans le règne végétal [6].
Arctiide de l'asclépiade (cliché Carl D. Barrentine ; source) |
En parallèle, certaines espèces ressemblent à s’y méprendre à celles qui sont toxiques bien que ces premières ne présentent pas le moindre danger pour le prédateur qui voudrait les croquer. Ce mimétisme bien particulier, le mimétisme batésien [7, 8], permet aux individus sans défense de se protéger des attaques des prédateurs sans avoir à supporter les coûts énergétiques de la production de toxines. Plus étonnant encore, une même espèce mime peut revêtir des formes différentes selon la zone géographique où elle se trouve et l’espèce toxique qu’elle copie. C’est le cas pour les femelles du Papilio Dardanus, un papillon d’Afrique tropicale dont l’aire de répartition est bien plus large que celles des espèces qu’il copie. Alors que les mâles ne présentent aucun mimétisme, les femelles sont parées des couleurs d’une des espèces toxiques de la région où elles résident [9].
À gauche, les espèces toxiques, modèles des papillons de droite, inoffensifs (source): Danaus chrysippus aegyptius / Hypolimnas misippus Amauris niavius niavius / Papilio dardanus f. hippocoonidesBematistes epaea epaea / Elymnias bamakoo bamakoo |
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De l'apprentissage classique ...
Du
côté des prédateurs, les scientifiques se sont longuement penchés
sur leur façon d’apprendre à éviter les proies nocives. Comment associent-ils
le signal d’alerte à la toxicité de l’espèce attaquée ? Par quels
mécanismes se souviennent-ils de ce signal d’alerte et parviennent-ils à
généraliser leurs expériences ? Etc. Il a été démontré notamment que plus la
proie non comestible était voyante, plus le prédateur apprenait rapidement à la
reconnaître et la reconnaissait beaucoup
plus facilement. En outre, il s’avère que ce n’est peut-être pas tant la
couleur en elle-même qui importe (rouge, grise, bleue ou marron) mais le fait
qu’elle se détache mieux dans l’environnement du prédateur [10]. Une chenille
rouge sur une feuille d’arbre sera ainsi plus visible pour un oiseau qu’une
chenille marron, et le signal d’alerte sera donc d’autant plus fort.
De
nombreuses expériences ont montré que l’apprentissage d’évitement des proies
nocives par les prédateurs suivait le conditionnement classique « pavlovien ».
Au fil des rencontres répétées avec les proies toxiques, le prédateur évitera
de plus en plus de s’attaquer à elles à cause des effets néfastes de leur
ingestion. Le signal d’alerte de ces proies (une couleur voyante par exemple)
sera associé à leur toxicité. En outre, plus le signal sera fort (plus la
couleur sera vive) ou plus les effets de l’ingestion de la proie seront
néfastes, moins il faudra de rencontres au prédateur pour apprendre [11].
Lors
d’un conditionnement classique, le taux d’attaques sur des proies nocives
devrait tendre vers un nombre quasiment fixe sans grande fluctuation. Hors de récentes
études ont montré une flexibilité de cette partie de la courbe sous certaines
conditions [11].
La
vision du comportement des prédateurs vis-à-vis des proies aposématiques comme
étant uniquement un apprentissage de l’évitement par conditionnement classique
ne serait-elle qu’une « simplification excessive » comme le suggère John
Skelhorn et ses collaborateurs [11] ?
... à des compromis calculés
Depuis
une dizaine d’années, les scientifiques du Centre du Comportement et de
l’Évolution de l’université de Newcastle ont mené diverses expériences sur les
comportements de prédation de l’Étourneau sansonnet, Sturnus vulgaris, se nourrissant de vers de farine, Tenebrio molitor. Grâce à leurs études,
les preuves de l’influence d’une variété de facteurs sur la consommation de
proies nocives se renforcent. Tout d’abord, la qualité de la proie entre en
jeu. De façon très intuitive, plus la proie sera toxique plus le prédateur
évitera de la manger. Néanmoins, plus la proie aura de grandes qualités
nutritives, plus il aura tendance à s’en nourrir malgré sa toxicité. L’état du prédateur intervient également dans
le passage à l’attaque : si celui-ci se trouve dans une période de sa vie
où son corps contient peu de réserve en gras, il pourra manger plus facilement
une proie toxique. Par contre, s’il a déjà consommé une certaine quantité de
proies toxiques, la probabilité qu’il en ingurgite une de plus diminue fortement.
L’environnement peut de la même façon avoir un rôle très important dans la
prédation. Ainsi, lorsque la température baisse et que, par conséquent, le
besoin en énergie des prédateurs augmente, le nombre d’attaques sur des proies
nuisibles est plus important.
Le
comportement de prédation des individus connaissant la toxicité de leurs proies
n’apparaît alors plus comme un simple évitement automatique qui pourrait être à
l’occasion affecté par l’erreur (le fait de manger une proie toxique). Nous
assistons très certainement à une véritable prise de décision de la part du
prédateur. Prise de décision pour laquelle il est amené à évaluer différents
paramètres et à réaliser des compromis entre les coûts et les bénéfices que la
consommation d’une proie peut lui apporter [11].
Étourneau sansonnet (source) et ver de farine (source).
Le ver de farine n'est, en réalité, pas une espèce aposématique. Il n'est ni voyant, ni toxique.
Pour les besoins des expériences, les chercheurs peuvent les poser sur des boîtes de Petri de couleurs différentes
et plus ou moins vives, et les rendre toxiques.
Les
résultats de l’équipe de Skelhorn concernent les comportements de prédation
après la phase d’apprentissage de l’évitement, c’est-à-dire la partie basse et
horizontale de la courbe présentée ci-dessus. Nous pouvons en toute logique
étendre notre questionnement à cette phase d’apprentissage. N’y aurait-il pas
également des processus mentaux complexes qui interviendraient en dehors du
phénomène de conditionnement pavlovien ? Ne serait-ce pas une phase où les
prédateurs apprennent des informations sur leurs proies plutôt qu’une phase où
ils apprennent juste à les éviter ?
Il
est fortement possible que les réponses soient positives. Cependant, la
recherche est actuellement pauvre sur ces sujets. Nous savons très peu sur ce
que les prédateurs apprennent vraiment et comment ils l’apprennent. Concernant
la qualité nutritionnelle des proies, apprennent-ils à évaluer la quantité
d’énergie ou la quantité de nutriments en particuliers qu’elles
contiennent ? De même, nous savons comment ils apprennent à associer la
qualité nutritionnelle ou le niveau de toxicité d’une proie avec un signal,
mais pas comment ils apprennent à associer ces deux informations en même temps
à ce signal. En effet, les expériences qui ont été réalisées jusqu’ici ne se
sont penchées que sur un paramètre à la fois.
De
plus, la prise de décision pourrait ne pas dépendre uniquement des informations
déjà connues du prédateur, mais aussi de sa motivation à acquérir plus
d’informations. Collecter des informations est coûteux en temps et en énergie,
sans compter qu’un individu peut potentiellement tester et manger une proie
inconnue hautement toxique qui l’affaiblirait beaucoup trop au vu de son état
actuel [11].
Le ver de farine n'est, en réalité, pas une espèce aposématique. Il n'est ni voyant, ni toxique.
Pour les besoins des expériences, les chercheurs peuvent les poser sur des boîtes de Petri de couleurs différentes
et plus ou moins vives, et les rendre toxiques.
Une approche à repenser et des perspectives de recherche illimitées
Parce que la prédation dépend de plusieurs processus mentaux différents et non pas du seul apprentissage, et qu’il est fortement probable que ces processus interagissent entre eux, il est capital aujourd’hui que les scientifiques développent un seul cadre théorique les prenant tous en compte.
« Nous reconnaissons qu’adopter cette approche représentera un challenge et nécessitera même de réévaluer la façon dont nous concevons et interprétons les expériences » écrit John Skelhorn. Une attention particulière doit être apportée à tous les facteurs qui pourraient impacter une expérience et risquer d’amener à de faux résultats. Tel serait le cas si l’état de santé du prédateur était important dans ses prises de décision, il serait alors essentiel de faire en sorte que tous les individus testés aient le même état au début de l’expérience. Sans oublier qu’il faudrait prendre en considération le fait que leur état varie au cours de cette expérience selon la quantité de toxines et de nutriments absorbés. État qui serait donc différents pour chaque individu.
« Nous reconnaissons qu’adopter cette approche représentera un challenge et nécessitera même de réévaluer la façon dont nous concevons et interprétons les expériences » écrit John Skelhorn. Une attention particulière doit être apportée à tous les facteurs qui pourraient impacter une expérience et risquer d’amener à de faux résultats. Tel serait le cas si l’état de santé du prédateur était important dans ses prises de décision, il serait alors essentiel de faire en sorte que tous les individus testés aient le même état au début de l’expérience. Sans oublier qu’il faudrait prendre en considération le fait que leur état varie au cours de cette expérience selon la quantité de toxines et de nutriments absorbés. État qui serait donc différents pour chaque individu.
Le camouflage: une stratégie opposé à l'aposématisme. Ici, une chenille de Xyline de Boisduval (source) |
Les
quelques problématiques proposées ici ne sont qu’une partie réduite des
réflexions exposées par les auteurs de l’article original qui, elles-mêmes, ne
sont qu’une infime fraction de toutes les questions qui viendront aux
chercheurs dans le futur. Comme dans de nombreuses disciplines, la biologie de
l’évolution se trouve à un tournant où il devient urgent d’épouser une démarche
holistique dans l’étude des comportements et des phénomènes liés à
l’écologie.
* Pression de sélection: "contrainte environnementale qui va “pousser” une espèce à évoluer dans une direction donnée." (source / pour aller plus loin)
Références
[1] Lettre de Charles Robert Darwin à Alfred Russel Wallace datée du 23 février 1967 (lien)
[2] Pour une explication plus détaillée de la sélection sexuelle :
Universcience, 2013 – « Charles Darwin et la sélection sexuelle » (Vidéo, lien)
Wikipédia – « Sélection sexuelle » (lien)
[3] Anon, 1867 – "Discussion [Wallace's explanation of brilliant colors in caterpillar larvae, and others' comments thereon, presented at the ESL meeting of 4 March 1867]" Journal of Proceedings of the Entomological Society of London. 1867: lxxx–lxxxi. (lien)
[4] Wikipédia – « Aposematism » (lien , page anglophone)
[5] Hristov N.I. et Conner W.E., 2005 – « Sound strategy: acoustic aposematism in the bat-tiger moth arms race. », Naturwissenschaften, vol. 92, n°4, p 164-169 (lien)
[6] Lev-Yadun S., 2009 – « Aposematic (warning) coloration in plants » In: Baluska F (ed) Plant-environment interactions. From sensory plant biology to active plant behavior. Springer-Verlag, Berlin, p 167–202 (lien)
[7] Wikipédia – « Mimétisme » (lien)
[8] Nowak J. – « Le mimétisme chez les animaux » (lien fichier PDF)
* Pression de sélection: "contrainte environnementale qui va “pousser” une espèce à évoluer dans une direction donnée." (source / pour aller plus loin)
Références
[1] Lettre de Charles Robert Darwin à Alfred Russel Wallace datée du 23 février 1967 (lien)
[2] Pour une explication plus détaillée de la sélection sexuelle :
Universcience, 2013 – « Charles Darwin et la sélection sexuelle » (Vidéo, lien)
Wikipédia – « Sélection sexuelle » (lien)
[3] Anon, 1867 – "Discussion [Wallace's explanation of brilliant colors in caterpillar larvae, and others' comments thereon, presented at the ESL meeting of 4 March 1867]" Journal of Proceedings of the Entomological Society of London. 1867: lxxx–lxxxi. (lien)
[4] Wikipédia – « Aposematism » (lien , page anglophone)
[5] Hristov N.I. et Conner W.E., 2005 – « Sound strategy: acoustic aposematism in the bat-tiger moth arms race. », Naturwissenschaften, vol. 92, n°4, p 164-169 (lien)
[6] Lev-Yadun S., 2009 – « Aposematic (warning) coloration in plants » In: Baluska F (ed) Plant-environment interactions. From sensory plant biology to active plant behavior. Springer-Verlag, Berlin, p 167–202 (lien)
[7] Wikipédia – « Mimétisme » (lien)
[8] Nowak J. – « Le mimétisme chez les animaux » (lien fichier PDF)
[9] Thompson M.J. et Timmermans M.J.T.N., 2014 – « Characterising the Phenotypic Diversity of Papilio dardanus Wing Patterns Using an Extensive Museum Collection. », PLoS ONE, vol. 9, n°5, e96815 (lien)
[10] Ham A.D., Ihalainen E., Lindström L. et Mappes J., 2006 – « Does colour matter? The importance of colour in avoidance learning, memorability and generalisation. », Behavioral Ecology and Sociobiology, vol. 60, n°4, p 482-491 (lien)
[11] Skelhorn J., Halpin C.G. et Rowe C., 2016 – « Learning about aposematic prey», Behavioral Ecology, vol. 27, n°4, p 955-964 (lien)
BirdLady
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