samedi 24 décembre 2016

[Focus] Manger malsain pour vivre mieux



Espèces aposématiques: Chenille de Sphinx de l'euphorbe (source); Grenouille Dendrobates leucomelas (source);
Serpent bleu corail de Malaisie (source); Lemming de norvège (source)


Depuis longtemps, les colorations extravagantes dans le monde du vivant ont à la fois émerveillé et interrogé les inclinations esthètes de l’humanité. Le grand Charles Darwin lui-même, père de la théorie de l’évolution, s’est retrouvé perplexe face à l’apparence de ces chenilles « parfois si magnifiquement et artistiquement colorées » [1].
Sa théorie de la sélection sexuelle [2] proposant que les femelles pouvaient choisir leur partenaire de reproduction sur la base de leur attractivité ne tenait pas chez ces animaux, stade larvaire des papillons et donc non reproducteurs. Il fit appel à Alfred R. Wallace, co-découvreur de la sélection naturelle avec Darwin, qui émit l’hypothèse que ces colorations pouvaient signaler aux prédateurs le caractère non comestible des chenilles [3]. Cette stratégie anti-prédation visant à alerter de la toxicité ou des armes dangereuses d’un individu est aujourd’hui appelée « aposématisme » [4]. Elle s’exprime au travers de signaux habituellement visuels tels qu’une coloration vive. Néanmoins, ces signaux peuvent également revêtir d’autres formes. Ils peuvent être, par exemple, d’ordre sonore à l’instar des clics ultrasoniques émis par l’Arctiide de l'asclépiade, Euchaetes egle, un papillon de nuit cherchant à dissuader les chauves-souris de les dévorer [5]. Aussi, l’aposématisme ne concerne pas uniquement les espèces animales. Il est régulièrement rencontré dans le règne végétal [6].


Arctiide de l'asclépiade (cliché Carl D. Barrentine ; source)

En parallèle, certaines espèces ressemblent à s’y méprendre à celles qui sont toxiques bien que ces premières ne présentent pas le moindre danger pour le prédateur qui voudrait les croquer. Ce mimétisme bien particulier, le mimétisme batésien [7, 8], permet aux individus sans défense de se protéger des attaques des prédateurs sans avoir à supporter les coûts énergétiques de la production de toxines. Plus étonnant encore, une même espèce mime peut revêtir des formes différentes selon la zone géographique où elle se trouve et l’espèce toxique qu’elle copie. C’est le cas pour les femelles du Papilio Dardanus, un papillon d’Afrique tropicale dont l’aire de répartition est bien plus large que celles des espèces qu’il copie. Alors que les mâles ne présentent aucun mimétisme, les femelles sont parées des couleurs d’une des espèces toxiques de la région où elles résident [9]


À gauche, les espèces toxiques, modèles des papillons de droite, inoffensifs (source):
Danaus chrysippus aegyptius / Hypolimnas misippus
Amauris niavius niavius /
Papilio dardanus f. hippocoonidesBematistes epaea epaea / Elymnias bamakoo bamakoo


 

 

De l'apprentissage classique ...


Du côté des prédateurs, les scientifiques se sont longuement penchés sur leur façon d’apprendre à éviter les proies nocives. Comment associent-ils le signal d’alerte à la toxicité de l’espèce attaquée ? Par quels mécanismes se souviennent-ils de ce signal d’alerte et parviennent-ils à généraliser leurs expériences ? Etc. Il a été démontré notamment que plus la proie non comestible était voyante, plus le prédateur apprenait rapidement à la reconnaître et  la reconnaissait beaucoup plus facilement. En outre, il s’avère que ce n’est peut-être pas tant la couleur en elle-même qui importe (rouge, grise, bleue ou marron) mais le fait qu’elle se détache mieux dans l’environnement du prédateur [10]. Une chenille rouge sur une feuille d’arbre sera ainsi plus visible pour un oiseau qu’une chenille marron, et le signal d’alerte sera donc d’autant plus fort.

De nombreuses expériences ont montré que l’apprentissage d’évitement des proies nocives par les prédateurs suivait le conditionnement classique « pavlovien ». Au fil des rencontres répétées avec les proies toxiques, le prédateur évitera de plus en plus de s’attaquer à elles à cause des effets néfastes de leur ingestion. Le signal d’alerte de ces proies (une couleur voyante par exemple) sera associé à leur toxicité. En outre, plus le signal sera fort (plus la couleur sera vive) ou plus les effets de l’ingestion de la proie seront néfastes, moins il faudra de rencontres au prédateur pour apprendre [11].
 
Courbe associée à un apprentissage de type "pavlovien". L'axe horizontal représente
le numéro de session du test, et l'axe vertical, le nombre de proies toxiques attaquées durant le test.
Figure extraite de l'article [11].


Lors d’un conditionnement classique, le taux d’attaques sur des proies nocives devrait tendre vers un nombre quasiment fixe sans grande fluctuation. Hors de récentes études ont montré une flexibilité de cette partie de la courbe sous certaines conditions [11].

La vision du comportement des prédateurs vis-à-vis des proies aposématiques comme étant uniquement un apprentissage de l’évitement par conditionnement classique ne serait-elle qu’une « simplification excessive » comme le suggère John Skelhorn et ses collaborateurs [11] ?



... à des compromis calculés


Depuis une dizaine d’années, les scientifiques du Centre du Comportement et de l’Évolution de l’université de Newcastle ont mené diverses expériences sur les comportements de prédation de l’Étourneau sansonnet, Sturnus vulgaris, se nourrissant de vers de farine, Tenebrio molitor. Grâce à leurs études, les preuves de l’influence d’une variété de facteurs sur la consommation de proies nocives se renforcent. Tout d’abord, la qualité de la proie entre en jeu. De façon très intuitive, plus la proie sera toxique plus le prédateur évitera de la manger. Néanmoins, plus la proie aura de grandes qualités nutritives, plus il aura tendance à s’en nourrir malgré sa toxicité.  L’état du prédateur intervient également dans le passage à l’attaque : si celui-ci se trouve dans une période de sa vie où son corps contient peu de réserve en gras, il pourra manger plus facilement une proie toxique. Par contre, s’il a déjà consommé une certaine quantité de proies toxiques, la probabilité qu’il en ingurgite une de plus diminue fortement. L’environnement peut de la même façon avoir un rôle très important dans la prédation. Ainsi, lorsque la température baisse et que, par conséquent, le besoin en énergie des prédateurs augmente, le nombre d’attaques sur des proies nuisibles est plus important.    
Le comportement de prédation des individus connaissant la toxicité de leurs proies n’apparaît alors plus comme un simple évitement automatique qui pourrait être à l’occasion affecté par l’erreur (le fait de manger une proie toxique). Nous assistons très certainement à une véritable prise de décision de la part du prédateur. Prise de décision pour laquelle il est amené à évaluer différents paramètres et à réaliser des compromis entre les coûts et les bénéfices que la consommation d’une proie peut lui apporter [11].



Étourneau sansonnet (source) et ver de farine (source).
Le ver de farine n'est, en réalité, pas une espèce aposématique. Il n'est ni voyant, ni toxique.
Pour les besoins des expériences, les chercheurs peuvent les poser sur des boîtes de Petri de couleurs différentes
et plus ou moins vives, et les rendre toxiques.
 
Les résultats de l’équipe de Skelhorn concernent les comportements de prédation après la phase d’apprentissage de l’évitement, c’est-à-dire la partie basse et horizontale de la courbe présentée ci-dessus. Nous pouvons en toute logique étendre notre questionnement à cette phase d’apprentissage. N’y aurait-il pas également des processus mentaux complexes qui interviendraient en dehors du phénomène de conditionnement pavlovien ? Ne serait-ce pas une phase où les prédateurs apprennent des informations sur leurs proies plutôt qu’une phase où ils apprennent juste à les éviter ?
Il est fortement possible que les réponses soient positives. Cependant, la recherche est actuellement pauvre sur ces sujets. Nous savons très peu sur ce que les prédateurs apprennent vraiment et comment ils l’apprennent. Concernant la qualité nutritionnelle des proies, apprennent-ils à évaluer la quantité d’énergie ou la quantité de nutriments en particuliers qu’elles contiennent ? De même, nous savons comment ils apprennent à associer la qualité nutritionnelle ou le niveau de toxicité d’une proie avec un signal, mais pas comment ils apprennent à associer ces deux informations en même temps à ce signal. En effet, les expériences qui ont été réalisées jusqu’ici ne se sont penchées que sur un paramètre à la fois.
De plus, la prise de décision pourrait ne pas dépendre uniquement des informations déjà connues du prédateur, mais aussi de sa motivation à acquérir plus d’informations. Collecter des informations est coûteux en temps et en énergie, sans compter qu’un individu peut potentiellement tester et manger une proie inconnue hautement toxique qui l’affaiblirait beaucoup trop au vu de son état actuel [11].



Une approche à repenser et des perspectives de recherche illimitées



Parce que la prédation dépend de plusieurs processus mentaux différents et non pas du seul apprentissage, et qu’il est fortement probable que ces processus interagissent entre eux, il est capital aujourd’hui que les scientifiques développent un seul cadre théorique les prenant tous en compte.
« Nous reconnaissons qu’adopter cette approche représentera un challenge et nécessitera même de réévaluer la façon dont nous concevons et interprétons les expériences » écrit John Skelhorn. Une attention particulière doit être apportée à tous les facteurs qui pourraient impacter une expérience et risquer d’amener à de faux résultats. Tel serait le cas si l’état de santé du prédateur était important dans ses prises de décision, il serait alors essentiel de faire en sorte que tous les individus testés aient le même état au début de l’expérience. Sans oublier qu’il faudrait prendre en considération le fait que leur état varie au cours de cette expérience selon la quantité de toxines et de nutriments absorbés. État qui serait donc différents pour chaque individu.
Le camouflage: une stratégie opposé à l'aposématisme.
Ici, une chenille de Xyline de Boisduval (source)
Le champ de ces recherches paraît infini, d’autant plus qu’il débordera sans doute sur d’autres aspects de l’écologie. Nous pourrions notamment déterminer comment la composition en divers types de proies dans un environnement influence les prises de décision chez les prédateurs et, par conséquent, déterminer la nature de la pression de sélection* que sont ces prédateurs sur l’évolution des stratégies de défense chez les proies. Considérons l’augmentation du camouflage chez une proie X. Cette proie difficile à trouver nécessitera énormément de perte de temps et d’énergie à un prédateur pour réussir à la dénicher et s’en nourrir. Manger une proie Y bien voyante bien qu’un peu toxique pourrait avoir un coût plus bas pour le prédateur qui alors augmenterai ses attaques sur celles-ci. 
 

Les quelques problématiques proposées ici ne sont qu’une partie réduite des réflexions exposées par les auteurs de l’article original qui, elles-mêmes, ne sont qu’une infime fraction de toutes les questions qui viendront aux chercheurs dans le futur. Comme dans de nombreuses disciplines, la biologie de l’évolution se trouve à un tournant où il devient urgent d’épouser une démarche holistique dans l’étude des comportements et des phénomènes liés à l’écologie.  



* Pression de sélection: "contrainte environnementale qui va “pousser” une espèce à évoluer dans une direction donnée." (source / pour aller plus loin) 



Références 

[1] Lettre de Charles Robert Darwin à Alfred Russel Wallace datée du 23 février 1967 (lien)

[2] Pour une explication plus détaillée de la sélection sexuelle :
Universcience, 2013 – « Charles Darwin et la sélection sexuelle » (Vidéo, lien

Wikipédia – « Sélection sexuelle » (lien)

[3] Anon, 1867 – "Discussion [Wallace's explanation of brilliant colors in caterpillar larvae, and others' comments thereon, presented at the ESL meeting of 4 March 1867]" Journal of Proceedings of the Entomological Society of London. 1867: lxxx–lxxxi. (lien)

[4] Wikipédia – « Aposematism » (lien , page anglophone)

[5] Hristov N.I. et Conner W.E., 2005 – « Sound strategy: acoustic aposematism in the bat-tiger moth arms race. », Naturwissenschaften, vol. 92, n°4, p 164-169 (lien)

[6] Lev-Yadun S., 2009 – « Aposematic (warning) coloration in plants » In: Baluska F (ed) Plant-environment interactions. From sensory plant biology to active plant behavior. Springer-Verlag, Berlin, p 167–202 (lien

[7] Wikipédia – « Mimétisme » (lien

[8] Nowak J. – « Le mimétisme chez les animaux » (lien fichier PDF)

[9] Thompson M.J. et Timmermans M.J.T.N., 2014 – « Characterising the Phenotypic Diversity of Papilio dardanus Wing Patterns Using an Extensive Museum Collection. », PLoS ONE, vol. 9, n°5, e96815 (lien

[10] Ham A.D., Ihalainen E., Lindström L. et Mappes J., 2006 – « Does colour matter? The importance of colour in avoidance learning, memorability and generalisation. », Behavioral Ecology and Sociobiology, vol. 60, n°4, p 482-491 (lien

[11] Skelhorn J., Halpin C.G. et Rowe C., 2016 – « Learning about aposematic prey», Behavioral Ecology, vol. 27, n°4, p 955-964 (lien)


BirdLady







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