Une baleine à bosse interrompt l'attaque d'un groupe d'orques (cliché: John Durban; source) |
Janvier
2009, au matin. Le Golden Fleece navigue
tranquillement dans le détroit de Drake, passage séparant l’Amérique du Sud de
l’Antarctique. À son bord, le Dr. Robert L. Pitman ne se doute pas encore de
l’extraordinaire spectacle qui s’offrira à lui dans quelques minutes.
Accompagné de son collègue, le Dr. John W. Durban, l’écologue marin mène une
expédition visant à étudier le comportement de chasse des orques [1].
Dr Robert L. Pitman (Source) |
Un comportement déroutant
L’observation débute de façon assez banale. Un groupe d’une dizaine d’orques, Orcinus orca, repère un phoque crabier, Lobodon carcinophaga, sur la banquise. L’attaque commence : ils créent une vague qui brise la glace, laissant le phoque dériver sur un morceau de banquise de la taille de son corps. C’est alors que deux baleines à bosse, Megaptera novaeangliae, débarquent et chargent. Elles nagent autour de la frêle embarcation du phoque, mugissant et frappant l’eau. Les orques n’ont d’autres choix que de s’en aller.
Une baleine à bosse permet à un phoque de se protéger sur son ventre (cliché: Robert Pitman; source) |
« J’étais choqué, elles avaient l’air de vouloir protéger le phoque. » confie Pitman au magazine Science [1, 2].
Intrigué
par ce à quoi il a assisté, le scientifique décide d’étudier le phénomène et
lance un « appel à témoin » sur une liste de diffusion traitant des
mammifères marins. Il en résultera un article publié en juillet 2016, compilant
115 descriptions de rencontres orques/baleines à bosse [3].
Des agresseurs harcelés
Les adeptes des chats, qui ont la chance d’avoir un jardin, ont certainement déjà dû assister au harcèlement de leur félin par une pie. Le houspillage (« mobbing » en anglais) est un comportement plus connu chez les oiseaux qui n’hésitent pas à crier sur leurs prédateurs, voire à les attaquer. Il est également observable chez les insectes, les poissons et les mammifères terrestres. Cette stratégie anti-prédation permet aux individus de signaler au prédateur qu’il a été repéré, de détourner son attention des jeunes et de demander aux autres de les aider à harceler et repousser l’indésirable [3, 4].
Un chat harcelé par deux pies.
Chez
les cétacés, la particularité de leur environnement a rendu difficile l’étude
de ce comportement. On connaît quelques cas de dauphins harcelant
principalement des requins et à l’occasion des orques. Jusqu’ici, le mobbing avait
reçu très peu d’attention chez la baleine à bosse. Mise à part l’être humain,
cette dernière ne possède pas de prédateurs à l’âge adulte. Le seul danger
avéré vise les baleineaux que la mère, aidée parfois d’autres membres du
groupe, doit protéger contre les attaques d’orques [3].
Dans
leur article, Pitman et ses collaborateurs ont pu extraire des résultats
saisissants des descriptions de rencontres entre baleines et orques. Lorsque
les baleines s’approchaient des orques, ceux-ci étaient quasi-systématiquement
en train d’attaquer ou de manger une proie. Les comportements des baleines dépeints alors
étaient typiques du houspillage dans plus de la moitié des cas. De manière
totalement inattendue, seuls environ 10% des individus attaqués étaient des
baleines à bosse, les autres appartenaient à d’autres espèces (phoques,
otaries, autres baleines, …). En outre, non seulement les sauveurs étaient
indifféremment des mâles ou des femelles, mais les individus approchant
pouvaient avoir parcouru jusqu’à sept kilomètres avant d’atteindre le lieu de
l’attaque [3].
Pour
quelles raisons ces baleines sont-elles capables de parcourir autant de
distance et dépenser autant d’énergie à défendre des animaux qui
n’appartiennent pas à leur espèce ?
Une explication simple loin de l’altruisme
Qu’une
mère prenne des risques et accepte différents coûts pour défendre sa progéniture
est facilement imaginable. La question commence déjà à être plus délicate
lorsqu’il s’agit d’un autre individu de la même espèce. Pour qu’un tel
comportement se produise, l’animal agissant ainsi doit avoir accès à des
bénéfices. Lorsqu’il aide un individu qui fait partie de la même famille, cela
lui permet de protéger des gènes qu’il pourrait avoir en commun avec cet
individu et donc de favoriser leur propagation (sélection de parentèle) [5]. Si l’individu n’a aucun lien de
parenté avec lui, le bénéfice pourra être acquis dans le futur lorsque cet
individu rendra la pareille au sauveur (altruisme
réciproque) [6]. Ceci sera facilité pour des animaux vivant en groupes
sociaux par exemple. À noter que les membres d’une même famille peuvent
également faire preuve d’altruisme réciproque en plus de retirer des bénéfices
du phénomène de sélection de parentèle. Dans le cas des baleines à bosse, il a
été établi qu’elles étaient très fidèles à leur site de reproduction ainsi
qu’aux zones où elles se nourrissent. En portant secours à un baleineau
inconnu, elles auraient donc de grandes chances de porter secours à un jeune de
leur famille. De même, ce jeune pourra peut-être un jour porter secours à son
tour au petit de son sauveur [3].
Un groupe d'orques tente de noyer un petit de baleine grise en le
maintenant sous l'eau. Deux baleines à bosse s'approchent. Le
baleineau ne survivra pas mais les orques seront contraints de
partir, chassés par les baleines à bosse.
Le
bas blesse lorsque nous assistons à ce qui pourrait être de l’altruisme interspécifique,
c’est-à-dire entre individus d’espèces différentes. Il est évident pour nos
baleines que les phoques secourus ne font pas partie de leur famille… pas plus
qu’ils ne pourront jamais leur venir en aide de quelque façon que ce soit. Selon
Pitman, il pourrait tout simplement s’agir d’altruisme par erreur. « Je
pense qu’ils ont juste une règle simple : quand tu entends une attaque de
baleine tueuse, va la stopper. » confie-t-il à Science [2]. Dans ce
contexte, si le bénéfice des interventions auprès des baleineaux dépasse le
coût des interventions auprès des autres espèces, alors ce comportement
pourrait se maintenir. Cette hypothèse pourrait être soutenue par le fait que
certains témoignages de l’étude de Pitman rapportent que des baleines aient pu
parcourir plusieurs kilomètres avant d’arriver sur le lieu de l’attaque.
Celle-ci étant invisible à une telle distance, les baleines n’ont pu être
attirées que par les vocalisations caractéristiques et frénétiques qu’émettent
les orques une fois l’assaut commencé. Une autre hypothèse serait que ces
confrontations répétées donneraient une bonne leçon aux orques :
« Réfléchis-y à deux fois avant de t’embrouiller avec les
baleines ! » Les orques seraient alors moins susceptibles de
s’attaquer aux baleineaux [2,3].
Il
est souvent reproché à la science de briser la magie des bonnes actions et des
bons sentiments dont les animaux pourraient être capables. Finissons alors sur
la conclusion romantique que donnait le Dr. Pitman de ses premières
observations il y a 7 ans :
«
Quand un être humain protège un individu en danger d’une autre espèce, nous
appelons cela de la compassion. Si une baleine à bosse le fait à son tour, nous
appelons cela de l’instinct. Mais parfois la distinction n’est pas aussi claire. » [1]
[1]
Pitman R.L. et Durban J.W., 2009 –
« Save the Seal! », Natural
History, Témoignage de Robert L. Pitman et John W. Durban (lien)
[2]
Stokstad E., 2016 – « Why did a
humpback whale just save this seal's life? », Science, article de vulgarisation (doi:10.1126/science.aag0681). (lien)
[3]
Pitman R.L., Deecke V.B., Gabriele C.M.,
Srinivasan M., Black N., Denkinger J., Durban J.W., Mathews E.A., Matkin D.R., Neilson
J.L., Schulman-Janiger A., Shearwater D., Stap P. et Ternullo R., 2016 –
« Humpback whales interfering when mammal-eating killer whales attack
other species: Mobbing behavior and interspecific altruism? », Marine Mammal Science (doi: doi:10.1111/mms.12343). (lien)
[4]
Caro T.M., 2005 – « Antipredator
defenses in birds and mammals », University of Chicago Press, Chicago, IL (doi:
doi:10.1111/mms.12343). (lien)
[5]
Wikipédia – « Sélection de
parentèle » (lien)
[6]
Wikipédia – « Evolution de
l’altruisme » (lien)
BirdLady
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